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Le blog du passé
31 janvier 2007

Une servante dévouée

Pendant un demi-siècle, les bourgeoises de Pont-l'Evêque envièrent à Mme Aubain sa servante Félicité.
... Elle se levait dès l'aube, pour ne pas manquer la messe, et travaillait jusqu'au soir sans interruption, puis, le dîner étant fini, la vaisselle en ordre et la porte bien close, elle enfouissait la bûche sous la cendre, et s'endormait devant l'âtre, son rosaire dans la main. Personne, dans les marchandages, ne montrait plus d'entêtement. Quant à la propreté, le poli de ses casseroles faisait le désespoir des autres servantes. Économe, elle mangeait avec lenteur, et recueillait du doigt sur la table les miettes de son pain, -un pain de douze livres, cuit exprès pour elle, et qui durait vingt jours...
Son visage était maigre et sa voix aiguë. A vingt-cinq ans, on lui en donnait quarante. Dès la cinquantaine, elle ne marqua plus aucun âge ; -et, toujours silencieuse, la taille droite et les gestes mesurés, semblait une femme en bois, fonctionnant de manière automatique...

Un soir d'automne, on se retourna par les herbages.
La lune, à son premier quartier, éclairait une partie du ciel, et un brouillard flottait comme une écharpe sur les sinuosités de la Toucques. Des boeufs, étendus au milieu du gazon, regardaient tranquillement ces quatre personnes passer. Dans la troisième pâture, quelques-uns se levèrent, puis se mirent en rond devant elles.
"Ne craignez rien", dit Félicité ; et murmurant une sorte de complainte, elle flatta sur l'échine celui qui se trouvait le plus près ; il fit volte-face ; les autres l'imitèrent. Mais quand l'herbage suivant fut traversé, un beuglement formidable s'éleva. C'était un taureau, que cachait le brouillard. Il avança vers les deux femmes. Mme Aubain allait courir.
"Non, non, moins vite !"
Elles pressaient le pas cependant, et entendaient par derrière un souffle sonore, qui se rapprochait. Ses sabots, comme des marteaux, battaient l'herbe de la prairie ; voilà qu'il galopait maintenant ! Félicité se retourna, et elle arrachait à deux mains de plaques de terre qu'elle lui jetait dans les yeux. Il baissait le mufle, secouait les cornes et tremblait de fureur en beuglant horriblement. Mme Aubain, au bout de l'herbage, avec ses deux petits, cherchait, éperdue comment franchir le haut bord. Félicité reculait toujours devant le taureau, et continuellement lançait des mottes de gazon qui l'aveuglaient, tandis qu'elle criait :
"Dépêchez-vous ! Dépêchez-vous !"
Mme Aubain descendit le fossé, poussa Virginie, Paul, ensuite, tomba plusieurs fois en tâchant de gravir le talus et, à force de courage, y parvint.
Le taureau avait acculé Félicité contre une claire-voie ; sa bave lui rejaillissait à la figure ; une seconde de plus, il l'éventrait. Elle eut le temps de se couler entre deux barreaux, et la grosse bête, toute surprise; s'arrêta.

Cet événement, pendant bien des années, fut un sujet de conversation à Pont-l'Evêque. Félicité n'en tira aucun orgueil, ne se doutant même pas qu'elle eût rien fait d'héroïque.

Gustave FLAUBERT : Un coeur simple

chardin

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