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Le blog du passé
24 novembre 2006

Une nuit terrible

Num_riser0006                         Num_riser0007 MITIS, le gros chat angora de Melle Gabrielle

En 18.. j'étais clerc de notaire dans une petite localité perdue de la Creuse. Oui, dans la Creuse, non loin du fameux plateau de Millevaches, à trois cents mètres au-dessus de Nantes et de Bordeaux, entre Lajasse, Pierre-Pointe, la Femme-Morte,... à Gardebelle enfin !
Très coquettement assise sur le flanc d'un coteau, dominant les sinuosités de la Creuse naissante, Gardebelle est une bourgade de mille à douze cents âmes qui ne manque pas d'offrir un certain intérêt aux penseurs et aux poètes. Malheureusement, les uns et les autres sont rares là-bas. Le paysan né de la Creuse, né ambitieux et médiocrement philosophe, trouve dans son champ d'avoine un attrait que toutes les splendeurs de la nature parviendraient difficilement à lui faire oublie.
Les distractions n'abondent pas à Gardebelle, en hiver, surtout. Le notaire Griffouillard, le marchand de vins en gros Poison, le receveur buraliste Lapipe, aidés du maître d'école Férulus, et, à son défaut, du garde champêtre Bécu, font bien, tous les dimanches soirs, une innocente manille chez la mère Gigogne. Mais, pendant la semaine, ces messieurs, restent dans leurs tisons, selon l'expression consacrée.
L'été c'est autre chose. La pêche amène au bord de l'eau tout ce que Gardebelle comporte de notabilités. Le notaire et le maire causent politique pendant que le curé, brave homme, son bréviaire sous le bras, offre à la ronde une prise de macouba pur dans une de ces immense tabatières connues sous le nom de queues-de-rat.
Du côté des dames, retentissent de temps à autre de petits cris d'effroi qui ne font pas mal dans le tableau.
- Oh ! ma chère, si vous saviez ce qui vient de m'arriver... J'ai failli, en jetant la nasse, tomber à l'eau. Ne le dites pas à  mon mari, au moins, il me gronderait.
- Soyez, tranquille, chère madame, tout le monde peut tomber... J'ai lu dans les journaux qu'un homme, à Paris, avait glissé sur une pelure d'orange, et s'était ouvert le crâne sur le trottoir...
- Ah ! vraiment !
- Oh ! je vous en prie, madame Lambin, minaude la receveuse des postes, pas de vilaines histoires, vous me feriez faire de mauvais rêves.
Cependant, de l'autre côté de la rivière, Bécu le garde est aux prises avec l'épicier Beaumelon, dit "le marcéchal Ney". Le premier exalte les tramways à vapeur tandis que le maréchal Ney en conteste l'utilité. La querelle menace de s'envenimer ; le notaire heureusement s'interpose, et, tout à l'heure, chez mâme Gigogne, un pichet de bière videra le différend.
Ainsi va la vie à Gardebelle.
Or ce jour-là, le 18 février de l'an de grâce 18.., Me Griffouillard me tint le langage suivant :
- Gaspard, c'est aujourd'hui carnaval.
- Oui, monsieur, j'ai cru m'apercevoir, en effet, que... si le calendrier...
- Oui, reprit Me Griffouillard d'un ton solennel, c'est aujourd'hui carnaval, le jour le plus haut de l'année.
- ?
- Oui, parce que demain il faudra descendre (des cendres). Vous ne connaissiez pas celle-là, Gaspard, vous ne connaissez rien du reste...
A propos il y a grand bal, ce soir, chez Romichon, vous le savez ?
- Oui, j'en l'ai entendu dire.
- Eh bien, vous n'irez pas.
- Comment, mais...
- Pas de mais, écoutez-moi bien... Les affaires avant tout, n'est-ce pas. Nous avons l'inventaire Michaud-Balleraud à préparer pour demain. Ce sera long, très long, il faut pourtant que ce travail soit prêt avant midi. Or, je pars pour aller faire le carnaval, dans ma famille, à Magnat-les-Choux. J'emmène tout, ma femme, Rose, Gabrielle, Bichette et Moutonne. Vous restez donc seul avec Brisevent.
- Très bien, monsieur.
- Dans ces conditions ma femme veut que vous lui promettiez de ne pas quitter la maison, à cause des voleurs. Les voleurs, moi je n'y crois pas, vous comprenez. Mais, du moment que ma femme y tient. Et puis, cela vous permettra de mener à bonne fin l'inventaire Michaud-Balleraud.
- Très bien, Monsieur.
- Vous passerez donc la nuit ici, c'est entendu. Vous garderez Brisevent et vous lui ferez faire l'expédition de Roquejaune, le projet de vente Tiquebuse, etc...
Moins d'une heure après Me Griffouillard trottait sur la route de Magnat avec toute sa famille. Bien décidé à suivre ses instructions, je commençai par prendre chez Romichon un dîner substantiel, et je rentrai à l'étude où je trouvai le malheureux Brisevent, la mine allongée, le regard perdu dans le vague, se rongeant furieusement les ongles. Devant lui, une feuille, timbrée à soixante centimes, restait immaculée.
- Ca ne va donc pa, maître Brisevent ?
- Hi ! Hi ! monsieur, moi qui avais promis une valse à Melle Hélène !
- Hélène ! comme tu y vas, qui ça Hélène ?
- Hé ! la fille à Romichon, pardienne ! Hi ! Hi !
- Alors, tranquillise-toi, mon pauvre Brisevent. Tu peux partir, je resterai seul.
- C'est vrai ce que vous dites là ?
- Si c'est vrai !... Termine ton acte et va-t-en.
Brisevent se mit à l'oeuvre avec une précipitation dont il n'était pas, certes, coutumier. A dix heures, l'acte terminé, je le congédiai. Après avoir fermé la porte à double tour, je revins jeter un coup d'oeil sur le travail de Brisevent.
Tout à sa  joie, le malheureux m'en avait fait du propre.
C'est ainsi que je lus avec stupéfaction :
"Et après lecture des articles 12 et 13 de la loi du 23 août 1871, les parties ont signé avec les témoins et Me Carnaval notaire; sauf toutefois la demoiselle Hélène qui a déclaré ne savoir danser, de ce interpellée par ledit Me Carnaval, confromément à la loi, lecture faite."
- Bon, pensai-je, laisse venir Griffouillard, il t'en donnera du carnaval.
Et, après avoir tisonné le feu qui menaçait de s'éteindre, je me remis à l'inventaire de Michaud-Balleraud, encore tout riant de ce que je venais de découvrir.
Onze heures sonnèrent, puis onze heures et demie. Je n'avançais guère.
Douze coups venaient de tinter à l'horloge de l'église. A son tour, l'antique pendule de la salle à manger s'ébranla en sa voix argentine.
Minuit ! le moment préféré des lutins et des loups-garous...
Minuit : l'heure de la chasse-galière et des revenants !...
Je ne sais pourquoi, mais toutes les histoires funambulesques dont ma bonne m'avait bercé jadis, au coin de l'âtre, me revenaient à l'esprit, quelques efforts que je fisse pour les en éloigner.
Cette immense pièce à peine éclairée par la lueur tremblotante d'une lampe fumante, et par les reflets vacillants du feu qui s'engouffrait dans la vaste cheminée, était bien faite, du reste, pour exciter en moi cette crainte, cette anxiété dont ne savent pas toujours se garantir les moins crédules au sujet de l'apparition des fantômes... Des ombres semblaient courir sur les cartons dépiécés qui s'alignaient méthodiquement le long des hautes murailles. Là-bas, dans le coin opposé, il me paraissait voir, enveloppé de sa longue et légendaire robe de chambre, Me Napoléon-Honoré-Tiburce Griffouillard, décédé en odeur de sainteté en laissant son étude prospère et son nom intact de toute compromission à très vertueux et digne Napoléon-Blaise-Onésime Griffouillard, son seul et unique fils et légitime héritier...
- Décidément, m'écriai-je tout haut, je deviens bête. Et résolument, cette fois, je me remis à l'oeuvre.
La plume me tomba des mains et vint choir sur le timbre en un large pâté d'encre. Je me levai comme mû par un ressort, et bondis en arrière.
Ciel ! je venais d'entendre marcher le piano placé dans le salon, juste au-dessus de ma tête !
Anxieux je me promenai de long en large pendant un quart d'heure, qui me parut un quart de siècle, en prêtant attentivement l'oreille.
Plus rien !
- Au diable, dis-je, m'efforçant de me rassurer moi-même, toutes ces sottes histoires de revenants et tous ceux qui s'amusent à en bourrer le cerveau des enfants ! Les oreilles m'auront tinté, voilà tout.
Je repris mon inventaire.
Do-do-ré-mi-mi-ré-do
- Oh ! mais, c'est trop fort. De nouveau je quittai mon bureau, et après m'être pincé l'oreille pour m'assurer que je ne dormais pas, je m'appuyai contre le manteau de la cheminée, et j'attendis...
Do-ré-mi-fa-sol-la-si-do
Do-si-la-sol-fa-mi-ré-do
Cette fois, il n'y avait plus de doute possible. In petto je me fis le raisonnement tout simple qu'il était, - et précisement à cause de celà, peut-être, - ne fut pas sans me jeter dans une singulière épouvante.
J'avais la clef du salon. Mais oserais-je y monter tout seul ?
Non, je n'osais pas. Je sortis précipitamment dans la rue, en laissant, derrière moi, la porte de l'étude grande ouverte. Il faisait un noir d'encre. Je me heurtais à un tas de pierres, et m'étalai par terre. Je me relevai bien vite et regardais derrière moi ; il me sembla que quelqu'un me suivait.
J'arrivais bientôt chez Romichon, où la vielle jetait ses derniers susurrements. Incontinent, j'appelai Brisevent.
- Viens vite, lui dis-je, j'ai besoin de toi ; oh ! cinq minutes seulement.
Brisevent se précipité, heureux de m'être agréable.
- Eh bien, quoi ? fit-il, une fois rentré dans l'étude.
- Voilà, voilà, il s'agirait d'aller me chercher un acte que j'ai laissé au salon.
- Rien que ça, interrogea Brisevent, pris d'une vague inquiétude ; il me semble que vous auriez bien pu...
- C'est-à dir qu'il faut que tu tiennes la lampe pendant que je chercherai.
Brisevent ne répliqua pas, et il fit bien, car j'étais à bout d'arguments.
Enfin, nous nous engageâmes dans l'escalier, Brisevent, le premier, portant la lampe ; moi, le suivant par derrière, à une distance respectable.
Tout à coup, au milieu de l'escalier, étroit et rapide, Brisevent s'arrêta?
- Oh ! oh ! le piano marche, dit-il.
- Eh ! c'est pour ça, malheureux ! Depuis une heure le piano marche tout seul. Alors, je t'ai appelé pour voir...
- Aïe ! hurla Brisevent, en faisant le signe de la croix, et en laissant, du même coup, tomber la lampe qui de brisa avec un vacarme effrayant, j'en suis plus, alors ! Et il dégringola l'escalier de toute la vitesse de ses jambes. Inutile de dire que j'étais déjà en bas.
A la porte, Brisevent fit un faux pas, s'étala par terre et se prit à beugler de plus belle.
- Au secours ! à l'aide ! Sainto bouno viargo ! au meurtre ! au feu ! au pillage ! à l'assassin...
Bécu, qui était de ronde, accourut aux cris de Brisevent.
Celui-ci un peu remis de son émotion, expliqua à l'honorable agent de la force publique, le motif de ses alarmes.
Pendant ce temps, je m'efforçais d'allumer une autre lampe sans pouvoir y parvenir, tellement mon trouble était grand.
Quand Brisevent eut fini :
- C'est le diable pour sûr, déclara Bécu, je vas aller prévenir môcieu le maire.
Celui-ci, la tête chaude de tous les grogs absorbés chez Romichon, ne se le fit pas dire deux fois. Il arriva au pas de course, ceint de son écharpe et bientôt suivi de Romichon armé de sa lardoire, de Mme Romichon, de Melle Romichon brandissant l'une un long manche à balai, l'autre traînant un énorme pied de bouleau qu'elle avait toutes les peines du monde à soulever. Bientôt arrivèrent Poison, Lapipe, Férulus, l'épicier Laverdure, le menuisier Rabotin, etc, etc..., armés qui avec des piques, qui avec des fourches, qui avec des carabines. Rassuré par ce déploiement de forces, Brisevent expliquait qu'arrivé en haut de l'escalier, il avait aperçu, par le trou de la serrure, une troupe d'hommes noirs (sic) avec un oeil au milieu du front, dansant une sarabande infernale au son du piano. De son côté, Bécu avait vu "quelque chose dans l'air". Férulus parlait d'une façon fort savante des tables tournantes et des mystères d'Isis.
Cependant, il fallait prendre une détermination. Sur l'ordr de M. le maire, l'éxpédition fut ainsi ordonnée : au premier rang Bécu, sabre au clair ; puis M. le maire auquel Romichon avait généreusement cédé sa lardoire ; venait ensuite Férulus, Lapipe, Rabotin, etc., tous équipés et en garde.
Quant à Brisevent, il était resté en bas, disant avec le bon La Fontaine :
... Laissons-les attacher le grelot !
Pour moi, je n'y vas point, je ne suis pas si sot...
Arrivé devant la fameuse porte du salon, Bécu, très digne, commanda : Portez armes ! présentez armes ! au premier commandement : Feu !
M. le maire, héroïque jusqu'au bout, glissa la clef dans la serrure. La porte s'ouvrit...
Alors, une légère oscillation se produisit parmi l'armée envahissante ; mais bientôt, la curiosité reprenant le dessus sur la peur, le salon de Mme Griffouillard, - un salon tout tendu de rose, - fut brutalement envahi, et alors que tous les yeux étaient fixés sur le piano, on vit...
On vit, au beau milieu du clavier, fixant de ses grands yeux ronds, où se peignait un étonnement bien naturel, cette foule bizarrement accoutrée, Mitis, le gros chat angora de Melle Gabrielle, que la maman Griffouillard avait eu l'imprudence d'enfermer au salon, et qui occupait ses loisirs à faire de la musique.
Que vouliez-vous qu'il fit de mieux, à minuit, dans un salon tout tendu de rose ?
P. de MONTELY

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